Cinq mille types d’aliments fermentés seraient consommés dans le monde : soit 5 à 40 % de l’alimentation humaine. Entre tendance et tradition, ces produits semblent incontournables. D’où viennent-ils et surtout, sont-ils bons pour notre santé ?
Kombucha, kéfir, kimchi ou, plus habituel : choucroute, fromage et yaourt. Pas besoin d’aller loin pour trouver du « vivant » dans nos aliments. Leur point commun : ce sont des produits fermentés. De plus en plus plébiscitée par toute une frange de la population, notamment pour ses bienfaits sur la santé, la nourriture fermentée ne date pourtant pas d’hier.
Avant l’avènement de la chaîne du froid, conserver de la nourriture passait, entre autres, par la fermentation. Les premières traces de ce processus remontent à plus de 10 000 ans av. J.-C., sur le pourtour méditerranéen. « L’Homme a assez vite compris tous les avantages inhérents à la fermentation d’aliments, retrace Philippe Langella, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Notamment que le fromage se conserverait plus longtemps que du lait, du fait de contaminations moindres. » Que se passe-t-il lors du processus fermentatif ?
Pas une, mais des fermentations
La fermentation, selon la définition écrite par Marc-André Selosse, professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, « est la modification des aliments par des microbes, champignons ou bactéries ». Il ajoute sur le site du Muséum que « ces procédés ont été développés empiriquement dans diverses civilisations avant même que les microbes ne soient connus : ceux-ci provenaient de l’environnement et étaient régulés par les conditions de milieu. »
Ce n’est qu’à la moitié du XIXe siècle que Louis Pasteur découvre les micro-organismes. Dont ceux responsables de la fermentation : les « ferments ». De là, une nouvelle ère naît pour la fermentation, passant de l’artisanat à la technique microbiologique.
Des fermentations, il en existe de toutes sortes : alcoolique pour concevoir des boissons (bière, vin…) sous l’action de levures, lactiques pour fabriquer des produits laitiers (yaourt, fromage, skyr…) mais aussi des légumes fermentés (choucroute, cornichon, olive…) sous l’action de bactéries, ou encore, symbiotiques – où champignons microscopiques et lactobacilles agissent – pour façonner divers mets (fromage bleu, sauce soja, miso…). Outre la conservation, qu’apporte la fermentation aux aliments ?
Transformation alimentaire
« La fermentation apporte une modification nutritionnelle de l’aliment », expose Stéphane Chaillou, lui aussi directeur de recherche à l’Inrae. Pour la fermentation de végétaux par exemple, celle-ci va apporter une première digestion, que ce soit des fibres ou des protéines. Cela va aussi augmenter la concentration de certaines vitamines qui ne sont pas forcément accessibles dans les aliments crus ou cuits ». Mais que procure cette panoplie d’aliments fermentés à notre santé ? Notamment à notre santé digestive et notre microbiote intestinal – « peuple » de nos entrailles constitué de 1 000 à 100 000 milliards de micro-organismes.
« Le seul produit laitier fermenté pour lequel il y a une allégation santé acceptée, c’est le yaourt », rappelle Philippe Langella. Délivrée au niveau européen, l’allégation autorise « tout message ou toute représentation non obligatoire en vertu de la législation qui affirme, suggère ou implique l’existence d’un lien entre une denrée alimentaire ou l’un de ses composants et la santé. » Les incidences santé de la fermentation « ne vont pas être faciles à identifier » selon le chercheur, en raison d’une multitude de facteurs à analyser : diversité de la nourriture consommée, conditions physiques hétérogènes des individus, rôle des polluants…
La preuve santé ?
Qu’à cela ne tienne ! En 2023, a débuté le projet européen DOMINO, qui s’étendra sur 5 ans. Son ambition : étudier le rôle des aliments fermentés sur la santé humaine. « Il y a trois gros objectifs, détaille Stéphane Chaillou, qui coordonne le projet en France. Le premier, c’est d’essayer de démontrer l’effet bénéfique de la consommation à plus ou moins long terme d’un aliment fermenté sur le microbiote intestinal ».
Pour ce faire, une centaine de personnes sera suivie sur 6 mois, avec des mesures régulières de paramètres physiologiques : prises de sang pour suivre le taux de cholestérol, de sucre, analyses de microbiote, mesures de métabolite dans les urines, etc. Elles consommeront du kéfir de lait à raison de 200 millitres par jour et seront comparées à des personnes buvant un lait acidifié mimant le kéfir (non fermenté). « On a choisi ce produit parce qu’on avait déjà quelques données scientifiques qui suggéraient assez fortement un effet positif, explique Stéphane Chaillou. Il y a des petites molécules qui sont produites lors des fermentations qui ont une activité directe sur l’immunité intestinale ». L’étude se déroule actuellement en France, en Italie et au Royaume-Uni. Elle inclut des personnes en bonne santé et d’autres souffrant d’un syndrome métabolique.
« Le deuxième objectif consiste à créer des prototypes d’aliments fermentés un peu nouveaux, à base de végétaux tels que les céréales et les légumineuses », poursuit le Dr Chaillou. En Europe de l’Ouest, nos produits fermentés dépendent des animaux (fromages, yaourts, saucissons, etc.). « Dans d’autres pays d’Asie ou d’Afrique, c’est plutôt l’inverse », ajoute-t-il. Anticiper les changements climatiques et aider à réorienter la filière agricole, notamment céréalière, vers une production agroécologique, font aussi partie des buts du deuxième volet. La troisième partie de l’étude DOMINO examinera l’acceptabilité socioéconomique des transitions alimentaires à venir, en faisant dialoguer les acteurs impliqués.
Même si les preuves ultimes manquent, des études corrèlent déjà un microbiote « sain », entendez diversifié, à la consommation d’aliments fermentés. Alors, kéfir ou kombucha ?
Fermentation philosophique : reflet d’une société en marge de l’abondance ?
Dans son enquête philosophique Fermentations – Kéfir, compost et bactéries : pourquoi le moisi nous fascine (Seuil, 2025), Anne-Sophie Moreau explore, ce qu’elle nomme, la « société de fermentation ». Philosophe et journaliste, elle décrit, non sans ironie, le « regain » d’intérêt pour les aliments fermentés. Des néoruraux s’échangeant des grains de kéfir à l’écoféminisme, en passant par des influenceurs fermentations dont une stupéfiante expérience de confection de yaourt à l’aide de flore vaginale : elle dresse un portrait global – parfois caricatural – des acteurs adeptes du ferment, remettant en cause le système de consommation actuel, alimentaire bien sûr, mais pas seulement. Au détour de grands penseurs et de résultats scientifiques, l’essai ne manque pas de créativité linguistique et de touches humoristiques. À fermenter.
Par Sacha Citerne





