Hilares sous l’effet du ballon ! Voici l’image première donnée par les vidéos en ligne où du protoxyde d’azote circule. Plus vieille qu’il n’y paraît, sa consommation abusive dresse cependant un plus sombre tableau clinique.
Des cartouches pour siphon à chantilly et de grandes bonbonnes d’aérosols d’air sec, vidées de leur contenu, jonchent parfois les rues, les parcs ou les alentours des lieux de fêtes. Transféré dans un ballon de baudruche puis aspiré par la bouche des consommateurs, ledit contenu se nomme protoxyde d’azote (N2O).
Anciennement appelé « gaz hilarant », celui-ci n’a cessé de défrayer la chronique ces dernières années. Mésusage, intoxication, addiction : quels sont les réels risques de consommation du protoxyde d’azote, et comment les réduire ?
Désert médical, récréativité augmentée
Plus couramment appelé « proto », le N2O prend la forme d’un gaz incolore, à usage industriel et médical. Bien que son recours en milieu hospitalier soit aujourd’hui en baisse, conjointement à l’apparition de nouvelles molécules et à son coût écologique (en cause : son puissant effet de serre, 300 fois plus que le CO2), il est néanmoins le plus vieux médicament anesthésiant. Mais son histoire ne se cantonne pas à ce rôle. Récemment remise au goût du jour et popularisée, sa consommation récréative ne date pourtant pas d’hier (voir encadré).
Dans les années 1990, le « proto » est inhalé assez marginalement, plutôt dans des milieux festifs alternatifs. Les milieux étudiants s’en saisissent aux alentours de 2010. En France, les cas d’usage détourné passent sous surveillance de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) en 2013. Si au début les signaux restent faibles, à partir de 2018, le nombre de cas rapportés augmente significativement. Les plus touchés sont les jeunes adultes.
« Pendant le Covid, nous avons vu apparaître des cas étranges. Des patients qui présentaient des troubles neurologiques et neuromoteurs… J’ai vu des bilans biologiques très perturbés avec des paramètres inhabituels. On s’est mis à en discuter avec trois collègues dans des hôpitaux proches, puis cinquante, puis cent. Il fallait structurer quelque chose », raconte le Dr Guillaume Grzych, biologiste médical en biochimie spécialisée au CHU de Lille. Avec ses collègues de différentes spécialités, il monte alors l’association N2O, devenu Protoside.
Désormais, l’asso coordonne un réseau pluridisciplinaire pour mieux repérer, soigner et prévenir les intoxications au protoxyde d’azote. Elle mène des actions de sensibilisation visant professionnels de santé comme patients, forme des soignants et soutien la recherche sur les effets sanitaires du « proto ». Protoside envisage, à terme, de devenir une filière de soins spécialisés, officialisée par l’État.
« Des patients vont jusqu’à avoir des paresthésies, d’autres sont en fauteuil roulant »
Les propriétés psychoactives de ce gaz varient selon chaque personne, comme toute substance. De plus, le contexte de la prise ainsi que la quantité et la qualité du produit jouent un rôle important.
Euphorie semblable à l’ivresse, rires irrépressibles, parfois une distorsion visuelle et auditive avec état de « flottement » pouvant amener une sensation de dissociation : voici une liste non exhaustive des effets ressentis après inhalation. Comment ? « Pour les effets recherchés (anesthésiant, euphorique, antidépresseur), le protoxyde d’azote agit sur énormément de cibles au niveau cérébral comme les récepteurs GABA, NMDA les canaux ioniques… C’est une petite molécule qui va un peu tout perturber, décrit le Dr Grzych. Mais ce n’est pas vraiment ça qui va entraîner les effets indésirables à long terme ». Car si les effets psychotropes se dissipent en 2 à 3 minutes, ils peuvent tout de même engendrer des asphyxies, des malaises et des brûlures liées au froid du gaz. Pour un usage fréquemment répété, sur un temps long, l’histoire se corse.
À force, le « proto » peut causer divers dommages nerveux : neuropathies, atteintes de la moelle épinière (myélopathies), ou encore, des formations de caillots sanguins — des thromboses, parfois sévères. « Des patients vont jusqu’à avoir des paresthésies [altération du sens du toucher, NDLR], d’autres sont en fauteuil roulant », rapporte le biologiste.
Le N2O « va venir oxyder des ions, dont l’ion cobalt, qui se situe dans la vitamine B12. Il va entraîner une inactivation complète de la B12, sans la détruire », explique-t-il. Ce qui engendre une perturbation des voies métaboliques essentielles à la synthèse des gaines de myéline : ces structures permettant la protection et l’isolement des nerfs. De plus, elles amplifient l’influx électrique, indispensable au bon fonctionnement de ces derniers.
Et le Dr Grzych d’ajouter : « la B12 est la seule cible connue actuellement, mais on pense qu’il y en a d’autres. Aujourd’hui, les symptômes des patients sont quand même beaucoup plus graves qu’une simple carence en B12. » Un tel usage, malgré les méfaits, est-il signe d’addiction ?
Un trouble de l’usage sous‑estimé ?
Longtemps décrit comme peu, voire non addictogène, force est de constater que les récents travaux tendent à démontrer le contraire à propos du protoxyde d’azote. Premièrement, un phénomène de tolérance s’installe : il faut plus de produit pour obtenir les mêmes effets qu’avant. « Certains patients consomment entre 15 et 20 grandes bonbonnes par jour, pendant plusieurs mois », rapporte Guillaume Grzych. Des quantités parfois multipliées par 50 par rapport au début de la consommation. Aussi, certains usagers décrivent la sensation de « craving », l’irrépressible envie de consommer après l’arrêt, favorisant la reprise. Le tout engendrant ou renforçant des retombées psychosociales : perte de motivation, d’argent, liens familiaux déstabilisés…
Lors d’usage abusif, 5 à 15 % des patients développent des troubles psychiatriques : épisode psychotique, paranoïa, etc. D’autres des problèmes cognitifs : troubles de la mémoire, de l’apprentissage… Généralement, ces effets cessent après l’arrêt. Mais parfois, les répercussions persistent au-delà.
Interdit depuis 2021 à la vente aux mineurs, une loi, adoptée en première lecture fin janvier dernier, propose d’étendre l’impossibilité de vendre du protoxyde d’azote à tous les particuliers, dans tous les lieux publics, les commerces et sur internet. L’entrée en vigueur de ces interdictions est prévue au 1er janvier 2026. Mais « cela va être difficile d’interdire ce qui ne peut être contrôlé, note le Dr Grzych. Il y a des réseaux parallèles. Ça s’achète déjà hors des commerces classiques ». Comme pour bon nombre de substances, les interdictions sans investissement dans la santé publique et la politique de réduction des risques n’ont que peu d’effet sur les vagues de consommation.
L’histoire du gaz hilarant
Le protoxyde d’azote est découvert en 1772 par le chimiste anglais Joseph Priestley, qui isole aussi d’autres gaz importants tels que l’oxygène et le dioxyde de carbone. En 1799, Humphry Davy, un autre chimiste britannique, décrit ses propriétés analgésiantes et anesthésiantes en l’expérimentant sur des animaux, des volontaires et lui-même. Il les rapporte précisément dans un ouvrage de 580 pages, ainsi que la préparation et les propriétés physico-chimiques du « proto ». Il suggéra dès lors comment celui-ci pourrait être utilisé en médecine. Un poète de l’époque, Robert Southey, suppose sous influence du produit que « l’atmosphère des plus hauts paradis doit être constituée de ce gaz ». Ces tests récréatifs dans les hautes sphères sociales laissent, peu après, le gaz dans l’oubli. Quarante ans plus tard, le dentiste Horace Wells se réintéresse au gaz hilarant afin de calmer la douleur liée aux soins dentaires. Puis, le protoxyde d’azote s’immisce dans la pratique de l’anesthésie à Hartford (USA) en 1844 chez les dentistes, avant de s’étendre à la chirurgie plus tard.
Par Sacha Citerne





