Alors que plusieurs pays autorisent déjà l’usage médical du cannabis, la France lance une expérimentation sur son utilisation. Le Pr Ivan Krakowski, oncologue médical, médecin de la douleur et président de l’Afsos*, nous explique.
Vocation Santé : pourquoi une telle expérimentation ?
Pr Ivan Krakowski : Cette démarche sur le cannabis à usage médical est issue de la demande de malades atteints de pathologies diverses, de professionnels de santé ainsi que de sa libéralisation dans plusieurs pays, qu’elle soit médicale ou récréative. Le ministère de la Santé a souhaité clarifier l’intérêt du cannabis thérapeutique, pour éviter que les personnes se fournissent n’importe où, sur internet par exemple, où la plupart du temps se vendent des formes non contrôlées et à fumer. Or, la consommation de cannabis sous forme de cigarette (joint) est contre-indiquée : tous les effets néfastes du tabac y sont associés. De plus, plusieurs types de cannabis existent, avec environ 550 composants différents, certains avec des effets psychodysleptiques*, d’autres sans. Par ailleurs, en termes de toxicité, certaines personnes, dont les adolescents, sont plus exposées aux effets des substances à forte action psychodysleptique. Il convient donc d’être très prudents.
Quel a été le rôle du comité scientifique dont vous faisiez partie ?
Ce comité, mis en place par l’ANSM* en septembre 2018, avait pour objectif d’évaluer la pertinence de développer, en France, l’utilisation thérapeutique du cannabis. Nous devions analyser les données scientifiques disponibles ainsi que les expériences d’autres pays qui l’ont déjà autorisée. Nous avons entendu des experts, des associations de malades ainsi que des producteurs potentiels. Nous avons constaté qu’il n’y avait pas d’études en grandes séries permettant de certifier l’intérêt du cannabis thérapeutique dans certaines indications, même si les présomptions sont parfois fortes. Cette incertitude rend surprenant le fait que plusieurs pays soient déjà engagés depuis longtemps dans la prescription.
Suite au travail du comité, une expérimentation en conditions réelles a été prévue ?
Effectivement, sur la base des conclusions du comité, il a été décidé de réaliser une expérimentation sous l’égide d’un second comité auquel je ne participe pas, qui a pour objectif d’évaluer le schéma de distribution du cannabis auprès des patients. Les centres validés proposent aux patients qui présentent une indication potentielle de rentrer dans l’étude. Les médicaments à base de cannabis seront délivrés en pharmacie. En aucun cas cette première démarche ne permettra de trancher sur l’efficacité supposée du cannabis ; il s’agira de vérifier que ce mode de délivrance est efficace, que les patients y adhèrent facilement, qu’ils sont suivis correctement. Une fois que le schéma de délivrance sera validé (il a toutes les chances d’être pertinent), les études sur des grandes séries de patients pourront commencer afin de répondre sur les bonnes indications du cannabis. Ceci étant, ce processus va permettre une première appréciation de l’efficacité.
À votre avis, dans quels cas le cannabis pourrait-il être efficace ?
Il y a un effet mode et certains lobbyings, qui laissent à penser que les effets sont miraculeux. Mais les experts s’interrogent sur l’importance de l’effet placebo dans de nombreuses indications pour des symptômes subjectifs souvent difficiles à mesurer. Si l’on prend la douleur par exemple, on peut imaginer qu’avec les substances les plus actives sur le plan psychologique, il y aurait un effet de relaxation important, qui serait un facteur d’amélioration, doublé éventuellement d’un risque d’addiction. Le risque est que l’amélioration ne porte pas sur la douleur, mais sur l’anxiété et/ou le sommeil… Ce qui peut être certes bénéfique, mais il est essentiel de savoir si l’action est antalgique ou anxiolytique et si le cannabis est plus efficace et sans danger par rapport aux anxiolytiques connus. Dans des phases très avancées de maladies graves, pour un patient épuisé, en fin de vie, on peut penser que l’effet psychodysleptique relaxant est bénéfique ; cet effet devrait être confirmé, mais se pose encore une fois la question de l’avantage par rapport aux médicaments connus. Au contraire, dans d’autres situations, les formes moins actives sur le plan psychique seraient plus bénéfiques.
L’expérimentation est-elle prête à débuter ?
L’ANSM et le ministère souhaitent que le dossier avance rapidement. Malheureusement, la crise sanitaire a retardé le lancement de l’expérimentation, prévue en septembre dernier. La liste des symptômes indiqués a été produite. Celle des centres hospitaliers et des médecins volontaires est en cours de finalisation. La sélection des fournisseurs est terminée. De plus, les différentes formes, compositions et proportions qui seront disponibles ont été établies (buvable, huile, fleurs séchées), excluant bien sûr la forme fumée. Le médecin pourra choisir la plus adaptée à la situation. L’étude devrait commencer dans les semaines à venir.
Quels patients pourront participer à l’étude ?
Des pistes d’efficacité potentielle sur différents symptômes et pathologies ont été listées par le comité : les douleurs réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles, certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes*, des symptômes rebelles* en cancérologie liés au cancer ou au traitement anticancéreux, les situations palliatives, la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques ou des autres pathologies du système nerveux central. Les patients dans ces situations pourront consulter les centres qualifiés afin de déterminer s’ils sont éligibles. Au total 3 000 malades, répartis en fonction des indications, pourront intégrer l’étude et bénéficier de cette molécule en toute sécurité.
« 3 000 patients participeront à l’expérimentation du cannabis médical pendant 2 ans. »
En savoir plus
Les comptes-rendus et le cadre de l’expérimentation sont consultables sur www.ansm.sante.fr (rubrique dossiers). Concernant l’usage du cannabis dit récréatif, une consultation citoyenne a été lancée en début d’année sur le site de l’Assemblée nationale.
Lexique
- Afsos : Association francophone pour les soins oncologiques de support.
- ANSM : Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
- Psychodysleptique : qui perturbe l’activité mentale normale (en parlant d’un médicament, d’une substance).
- Épilepsie pharmacorésistante : persistance des crises malgré un traitement bien conduit.
- Symptômes rebelles : symptômes pour lesquels les traitements conventionnels ne sont pas considérés comme efficaces.
Propos recueillis par Marianne Carrière