La crise psychotique, comme celle dont le chanteur Kanye West a souffert, reste mal connue. Elle est pourtant souvent une porte d’entrée vers une maladie psychiatrique chronique : la schizophrénie.
Le chanteur américain Kanye West avait fait beaucoup parler de lui en 2016 après la crise psychotique dont il a souffert. Depuis, le célèbre interprète de “Stronger”, et mari de Kim Kardashian, a connu d’autres moments difficiles. Soucieux de combattre les préjugés qui pèsent encore lourdement sur les maladies psychiatriques, il multiplie les interventions pour parler de sa santé mentale, notamment avec la presse.
Désignée dans le domaine médical comme “épisode psychotique aigu”, la crise psychotique peut se manifester à tout âge de la vie et chez tout type de patient. Elle se développe toutefois plus fréquemment entre 16 et 45 ans, et plus souvent chez les hommes que chez les femmes.
Délires et hallucinations
Symptôme le plus visible, présent dans la quasi-totalité des cas : les délires. Lors d’une crise psychotique, les patients tiennent des propos incohérents, décousus. Dans son cas, Kanye West avait interrompu un concert au bout de 10 minutes, avant de se lancer dans une tirade enflammée à l’encontre des artistes Beyoncé et Jay-Z. « On ne parle pas ici de confusion, où les personnes sortent une suite de phrases sans queue ni tête, ce qui serait alors plutôt un problème neurologique. Ce sont des propos inadaptés, mais dans ces propos il y a une certaine logique, et les personnes qui souffrent de la crise sont convaincues de ce qu’elles disent », explique le psychiatre et enseignant-chercheur à l’université d’Aix-Marseille, Guillaume Fond.
Les hallucinations auditives constituent un second symptôme, présent chez environ 20 % des patients. À tous ces signes, on peut rajouter le délire de grandeur et le délire mystique, lorsque la personne pense avoir des capacités hors du commun ou surnaturelles, des pouvoirs magiques… Par ailleurs, un repli social est souvent constaté, le patient coupant les ponts avec l’entourage. Celui-ci est fréquemment associé à un délire de persécution ou, plus simplement, à des signes de paranoïa. « Le patient atteint d’un épisode psychotique a la conviction que les autres lui veulent du mal. Cette croyance est renforcée par le fait que l’entourage ne croit pas ses propos et il se sent donc persécuté », souligne le Dr Fond.
L’épisode psychotique peut durer entre quelques jours et quelques semaines, s’il est traité par antipsychotiques, ou plusieurs mois, voire années, sans traitement. Dans certains cas, il peut constituer la porte d’entrée vers des troubles psychotiques chroniques, qui partagent certains symptômes, comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires. La schizophrénie sera ainsi diagnostiquée au bout de 6 mois si les symptômes de la crise psychotique se poursuivent.
On estime qu’environ un tiers des personnes qui souffre, à un moment donné, d’une crise psychotique ne connaîtra pas de rechute. Un autre tiers souffrira d’un deuxième ou un troisième épisode à un autre moment de la vie, alors que le dernier tiers évoluera vers une pathologie psychiatrique chronique, comme la schizophrénie.
Interaction gènes environnement
Les causes de l’épisode psychotique ne sont pas encore totalement comprises, mais de multiples hypothèses, appuyées par des données de plus en plus nombreuses, suggèrent qu’un mix de facteurs liés à la génétique de l’individu, à son environnement et à ses comportements, pourrait constituer des éléments déclencheurs.
Les origines génétiques de la crise psychotique, et plus largement la schizophrénie, commencent ainsi à émerger. Dans des études, les scientifiques ont identifié 108 localisations de gènes de vulnérabilité à la schizophrénie. Nombre de ces gènes sont partagés avec le trouble bipolaire. « Ce qui est très intéressant, c’est que beaucoup de ces gènes n’ont rien à voir avec le cerveau. Ils sont plutôt associés au système immunitaire », précise Guillaume Fond.
Il a aussi été démontré que lorsque les niveaux de l’hormone dopamine augmentent dans une zone bien spécifique du cerveau, la crise se déclenche. Plusieurs comportements peuvent augmenter la dopamine dans le cerveau, comme la consommation de cannabis qui vient perturber les neurotransmetteurs, mais le tabac a également été incriminé par la voie de la nicotine (voir encadré). Certaines infections pourraient aussi être mises en cause et être associées à la hausse des niveaux de dopamine. C’est le cas de la toxoplasmose, que l’on retrouve d’ailleurs chez plus de 60 % des patients schizophrènes. Le manque de sommeil a parfois été mis en cause, même s’il est toujours difficile de dire s’il constitue une cause des troubles psychiatriques, ou une conséquence.
« L’hypothèse prévalente est celle du “double hit”. On a un premier facteur qui fragilise le cerveau dans la petite enfance, par exemple une infection, des maltraitances, ou un manque d’oxygène à la naissance. Ensuite, à l’adolescence, on a un autre facteur qui vient déclencher la crise, comme la consommation de cannabis, chez les personnes prédisposées génétiquement », souligne le Dr Fond.
Autre piste de recherche qui continue d’intéresser les scientifiques : l’élagage synaptique. Jusqu’à l’âge de 6 ans, nous avons un nombre exponentiel de synapses (les connexions entre les neurones). À l’adolescence, une sélection des connexions les plus pertinentes s’opère, et il y a une chute drastique du nombre de synapses. Certains chercheurs pensent que les troubles psychotiques pourraient être aussi liés à un problème d’élagage, qui expliquerait le caractère chronique de ces maladies.
Une prise en charge complexe
Si les proches se rendent souvent très rapidement compte qu’il y a un problème lorsque la personne commence à délirer, ils ne savent pas toujours très bien comment réagir. Cela peut être lié à une méconnaissance des maladies psychiatriques, et notamment de la crise psychotique, ou simplement à une difficulté pour amener le patient à consulter, car ce dernier estime n’avoir aucun problème.
Dans certains cas extrêmes, il faudra attendre que la situation se dégrade et que la personne devienne dangereuse pour elle-même et pour les autres avant de pouvoir l’hospitaliser. Cette situation est le plus souvent évitée, car elle peut être traumatique pour le patient et lui donner un mauvais premier contact avec le monde de la psychiatrie.
Après un premier épisode, un traitement est mis en place et la personne est suivie une fois par mois par le psychiatre. Deux ans de traitement et de suivi sont nécessaires, mais cette stratégie peut être stoppée au bout de cette période si aucune autre crise n’a eu lieu. Découverts dans les années 1950, les traitements se sont beaucoup améliorés et sont aujourd’hui bien tolérés, mais un travail de fond est nécessaire pour éviter que les patients ne cessent soudainement de les prendre. « Le rôle de l’entourage est clé, la personne a généralement confiance en ses proches. Ceux-ci doivent être soudés et cohérents autour du patient, il ne peut pas y avoir un double discours sur la nécessité de prendre les traitements. Je propose souvent au patient que le traitement soit pris devant les proches au petit déjeuner pour que tout le monde soit détendu autour de la question », explique Guillaume Fond.
Lutter contre la stigmatisation de la maladie
Pour traiter au mieux les patients, un problème majeur persiste : le diagnostic est souvent tardif. Désemparées face au comportement de la personne, les familles ne savent pas toujours si elles doivent vraiment se diriger vers une consultation psychiatrique. Avant qu’une schizophrénie soit correctement diagnostiquée et traitée, il s’écoule d’ailleurs 18 mois en moyenne, du fait de la méconnaissance de la maladie et de la crise psychotique qui peut y mener.
Par ailleurs, comme tous les troubles psychiatriques, les épisodes psychotiques aigus ne sont pas seulement mal connus, ils sont aussi encore très stigmatisés. Les patients peuvent souffrir de discrimination dans leur vie quotidienne, et éprouver des difficultés à établir et maintenir des amitiés ou des relations amoureuses, ou encore être victimes de discrimination à l’embauche, comme l’ont démontré plusieurs études. Libérer la parole des patients, et notamment permettre à des personnalités de s’exprimer, comme Kanye West, qui sont victimes aussi de ces maladies, est plus que jamais nécessaire afin d’informer clairement le public, de combattre les préjugés et les idées fausses qui circulent, et de montrer que l’identité des patients ne se résume pas à leur maladie. « Quand une personne connue comme Kanye West est atteinte de ce type de problèmes psychiatriques, cela peut servir à montrer que ça peut arriver à n’importe qui, et cela diffuse la connaissance. C’est ce que j’ai nommé “l’effet Zeta-Jones” après l’annonce de son trouble bipolaire par l’actrice, qui avait fait exploser les recherches sur Google sur ce type de trouble », souligne le Dr Fond.
Trop de stigmatisation existe encore autour de la santé mentale, surtout de la schizophrénie. On peut espérer que ces discussions et ces prises de parole permettent de mieux informer sur le sujet et d’amener les patients à consulter.
L’avis de l’expert Dr Jean-Victor Blanc – Psychiatre
Le Dr Jean-Victor Blanc est psychiatre et auteur de la page Facebook Culture Pop et Psychiatrie, qui sensibilise le public aux questions liées à la santé mentale, grâce à des exemples du monde de la culture pop.
Les célébrités qui prennent la parole sur les troubles psychiatriques dont elles souffrent permettent-elles de lutter contre la stigmatisation ?
Les maladies psychiatriques sont extrêmement stigmatisées dans notre société et peu connues du grand public, et en même temps elles exercent une certaine fascination. Elles sont médiatisées sous l’angle du fait divers, de la violence. Ces représentations ont des conséquences pour nos patients.
La prise de parole des célébrités apporte un éclairage différent sur ces troubles longtemps restés tabous. Ce qui est intéressant avec certaines prises de parole récentes de plusieurs personnalités, c’est qu’elles sont faites de manière volontaire, plus posée. Ainsi, Mariah Carey a expliqué qu’au début, elle ne croyait pas les médecins quand elle a reçu son diagnostic de trouble bipolaire. Puis elle se l’est approprié, elle a parlé de ses traitements et que ce n’était pas un problème. Son identité ne se résume pas à cela. C’est important pour les patients d’entendre ce message, surtout venant de quelqu’un qui a un peu d’aura.
Il y a beaucoup d’intérêt de la part du public sur la santé mentale de Kanye West : pensez-vous que son histoire a permis d’avancer pour mieux faire connaître les troubles psychotiques et de sensibiliser le public ?
C’est un cas un peu à double tranchant. Du fait de son public, il a pu toucher une population jeune, urbaine, qui écoute du rap, ce qui est important puisque le trouble bipolaire se déclare souvent entre 15 et 25 ans. Mais il n’a pas beaucoup parlé de traitement et de prise en charge, et c’est un peu dommage.
Quelques chiffres
- 1/3 des personnes qui souffre d’un épisode psychotique ne connaîtra pas de rechute
- 1/3 souffrira d’un deuxième ou un troisième épisode
- 1/3 évoluera vers une pathologie psychiatrique chronique
Par Léa Surugue