Bruno Salomone est acteur, doubleur, humoriste… et misophone. Depuis ses 10 ans, il ne supporte plus les bruits de mastication qui l’énervent au plus haut point. Pour mieux faire connaître ce trouble à ses proches, mais aussi afin de pouvoir en rire, il a écrit la fiction Les Misophones dans laquelle deux hommes révulsés par certains sons tentent de se soutenir.
De l’agacement à l’envie de meurtre
Misophonie signifie littéralement « haine du son » en grec. Sous ce terme peu connu se cache un ensemble de réactions négatives face à des bruits du quotidien. Si pour un individu non misophone, le cliquetis répété d’un stylo ou une respiration sifflante peut être agaçant, ce sentiment est décuplé pour un misophone comme Bruno Salomone. Chez eux, ces bruits déclenchent une irritabilité extrême, une grande anxiété et parfois même des réactions physiques comme des pleurs. Pour Bruno Salomone, c’est « une vraie agression ».
Certains misophones expliquent qu’ils n’arrivent plus à travailler correctement dans un openspace à cause des bruits parasites que font involontairement leurs collègues. Une internaute témoigne : « J’ai fini par les détester, les haïr ! On se transforme en méchanceté ambulante, on est à vif et c’est difficile à cacher ! » La vie quotidienne peut ainsi se transformer en supplice où le moindre son joue sur les nerfs des misophones. Afin d’évaluer la puissance de ce trouble, des échelles ont été mises en place. Aux échelons les plus bas, le bruit est entendu, mais n’est pas associé à un sentiment négatif tandis qu’aux plus hauts échelons, l’inconfort devient tel que le misophone peut devenir agressif envers soi ou autrui.
Une souffrance au quotidien
Certains misophones développent une forte appréhension d’être confrontés à ces sons. Des misophones témoignent redouter les transports en commun, remplis de sons déclencheurs tels que les éternuements à répétition ou bien les inévitables bruits de mastication de chewing-gum. D’autres renoncent même à certaines interactions sociales à cause de leur misophonie, par crainte de déranger en demandant à leurs amis ou collègues de surveiller leur mastication lors d’un déjeuner par exemple. Bruno Salomone lui-même avoue avoir du mal à en parler, craignant d’être pris pour quelqu’un de capricieux. Si pour une personne ne connaissant pas ce trouble, il est difficile d’évaluer la colère et l’anxiété réellement expérimentées par les misophones, il est parfois plus évident de percevoir la souffrance psychologique et l’isolement social qui en découlent.
Une entraide numérique
Un peu comme les alcooliques anonymes, des groupes de soutien entre misophones fleurissent sur la Toile. Sur les réseaux sociaux et sur des blogs spécialisés, femmes et hommes se confient sur leur façon de vivre la misophonie. Ils témoignent de leurs réactions face aux bruits, de l’âge d’apparition de leurs symptômes et ils compilent les sons déclenchant leurs angoisses. Grâce aux canaux de discussion, les misophones sortent de leur isolement et le partage devient une véritable thérapie pour certains. Par exemple, après avoir livré son histoire sur la misophonie qui l’accompagne depuis presque 40 ans, Mélanie déclare : « Je suis heureuse de savoir que je ne suis pas seule et que peut-être, à travers d’autres misophones, je trouverai d’autres solutions pour vivre mieux. » La misophonie devient alors beaucoup plus supportable et n’est plus une fatalité.
Les sons misophones
Nous avons regroupé ici les sons couramment redoutés par les misophones.
- Bruits de mastication (particulièrement détestés par Bruno Salomone)
- Toux
- Raclements de gorge
- Bruits de souris d’ordinateur
- Bruits de stylo
- Tapotements des doigts ou des ongles sur une surface dure
- Chuchotements
- Bruits de coupe-ongles
- Prononciations de certaines lettres, comme le « p »
Le point de vue de l’expert : Le Dr Othman Sentissi
Psychiatre dans le service de psychiatrie adulte des Hôpitaux de Genève (Suisse)
Combien de personnes sont touchées par la misophonie ?
Il est très compliqué d’estimer la prévalence de la misophonie. En effet, même si c’est un trouble handicapant au quotidien, les gens ne consultent généralement pas un médecin pour leur en parler. Il est donc difficile d’estimer le nombre de personnes affectées. Cependant, la misophonie gagne en visibilité grâce à sa médiatisation et les langues commencent à se délier sur les réseaux sociaux. Dans mon service, je n’avais reçu qu’une seule personne misophone en 2015. Aujourd’hui, j’en compte une dizaine par an.
« Pour l’instant, il n’y a pas de cause identifiée à la misophonie » Dr Othman Sentissi, psychiatre
Quelles sont les causes de ce trouble ?
Pour l’instant, il n’y a pas de cause identifiée à la misophonie, mais c’est souvent le cas en psychiatrie. Certains scientifiques pensent avoir identifié des zones du cerveau impliquées dans ce trouble, mais ces études ne sont pas suffisantes pour dire que l’on peut clairement caractériser la misophonie. Officiellement, la misophonie n’est pas encore reconnue comme une maladie. Personnellement, je la rapproche de la synesthésie (association non pathologique entre deux sens), comme pour les individus qui perçoivent les chiffres et les lettres en couleurs. Dans le cas de la synesthésie, un bruit entendu serait mélangé à un sentiment négatif.
Comment réaliser un diagnostic de misophonie ?
Tout d’abord, j’essaie de voir si le problème relève bien de la misophonie. Pour cela, j’essaie d’estimer si un problème organique visible pourrait être à l’origine des symptômes. Pour ce faire, je demande aux patients de consulter un oto-rhino-laryngologiste afin de vérifier l’état des oreilles et de réaliser un audiogramme. Pour être certain que tout va bien au niveau du cerveau, je peux demander une IRM complémentaire. Pour diagnostiquer la misophonie, j’utilise une échelle mise au point par des confrères hollandais, l’échelle de misophonie d’Amsterdam (Amsterdam Misophonia Scale). Elle me permet notamment d’évaluer l’intensité des symptômes. En parallèle, j’essaie d’identifier combien de bruits déclenchent la misophonie de mes patients.
Comment aidez-vous les patients misophones ?
Souvent, les personnes handicapées par la misophonie mettent en place des stratégies d’évitement. Elles utilisent des bouchons d’oreille ou évitent les individus à l’origine des bruits déclenchant leur misophonie. Cependant, ce ne sont pas des solutions efficaces à long terme et elles peuvent provoquer un isolement social, parfois très culpabilisant. Pour aider mes patients, je mets en place un travail cognitif, au stade de la pensée, afin de dissocier le son du sentiment négatif qu’il déclenche. Cela peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois de psychothérapie et cette thérapie nécessite des efforts de la part du patient. Des stratégies de relaxation et de méditation peuvent également être efficaces.
Que faire si je pense être misophone ?
Parlez-en ! S’exprimer constitue un grand pas en avant vers une meilleure compréhension du trouble et une diminution de la culpabilité. C’est d’autant plus important lorsque l’on sait que certains patients vivent avec leur misophonie depuis leur enfance. En parler permet aussi de minimiser les complications anxiodépressives causées par la misophonie. Il faut dépasser ses craintes et essayer de s’ouvrir à sa famille et aux personnes pouvant effectuer les bruits redoutés. Si la misophonie devient handicapante, je conseille aussi d’en parler à son médecin traitant. Je pense également à mettre en place un groupe thérapeutique ouvert où les patients pourraient discuter librement de leurs problèmes.
- Retrouvez le roman Les Misophones de Bruno Salomone aux éditions Cherche-Midi (272 pages, 17 €).
L’hyperacousie
La misophonie est à distinguer de l’hyperacousie. En effet, un individu misophone possède généralement une ouïe normale et seuls certains sons précis et identifiés déclenchent la colère ou le dégoût. Dans le cas d’une hyperacousie, c’est la puissance du son qui est en cause. Un son d’intensité classique pour une personne présentant une audition normale pourra être perçu comme beaucoup trop fort et douloureux pour un hyperacousique. Les mécanismes aboutissant à l’hyperacousie sont encore mal compris, mais il a été reconnu qu’un traumatisme sonore pouvait favoriser son développement. Par ailleurs, une hyperacousie est souvent détectée chez les enfants autistes ; jusqu’à 18 % d’entre eux seraient touchés. Le diagnostic peut être fait lors d’un bilan complet ORL et l’équipe soignante peut mettre en place une thérapie afin de diminuer les symptômes.
Par Baptiste Gaborieau